par Monique Osman
Arrêter de fumer – la majorité des fumeurs l’ont tenté une ou plusieurs fois – n’est pas aussi simple que les non-fumeurs pourraient le croire. Vous êtes peut-être bien placé vous-même pour le savoir ! Depuis combien d’années fumez-vous, malgré votre désir sincère et vos tentatives d’arrêt plusieurs fois avortées ? Quels mécanismes assez puissants et plus ou moins conscients peuvent-ils mettre en échec vos tentatives d’arrêt définitif ? La première contrainte à la consommation de tabac est dans la majorité des cas – et ceci quel que soient le nombre de cigarettes fumées – une contrainte d’ordre biologique associée à la présence ou à l’absence de certaines molécules chimiques dans le cerveau du fumeur.
« La cigarette est une camisole chimique… » Gérard Dubois, professeur de santé publique (Le rideau de fumée). Éditions du Seuil, avril 2003
C’est en identifiant et en comprenant les mécanismes cérébraux qui vous « obligent » à fumer, comme ils vous obligent à manger, à boire, ou vous imposent de respirer pour vivre, mécanismes qui gèrent également automatiquement les battements de votre cœur et la température de votre corps, sans que vous puissiez vous y opposer, qui vous font à l’occasion esquiver un danger, vous aide à l’affronter ou à prendre la fuite, et qui donc au final vous aident à vous maintenir en vie, que vous comprendrez que malgré votre désir d’arrêter de fumer, votre cerveau vous réclame la cigarette.
Les neurones sont les cellules du cerveau qui forment le système nerveux. Comparable à une centrale électrique, notre cerveau est formé de milliards de cellules nerveuses ou neurones qui se connectent entre elles pour former des milliards de circuits neuroniques à l’origine de nos perceptions, de nos émotions, de nos apprentissages, du développement de nos pensées, de notre mémoire, de nos actions… Un neurone en activité libère des mini courants électriques, les influx nerveux, qui se propagent à plus de 1 000 autres neurones avec lesquels il communique au niveau de points de contacts entre deux neurones qui portent le nom de synapses. C’est grâce à la présence de substances chimiques libérées par chaque neurone au niveau de ces synapses que l’influx nerveux passe d’un neurone à un autre neurone et que les circuits neuroniques peuvent ainsi s’établir. On a donné le nom de neurotransmetteurs à ces substances chimiques.
On compte quelques 100 milliards de neurones dans le cerveau humain et parfois plus de 100 000 synapses par neurone.
Un neurotransmetteur (ou neuromédiateur) est une molécule chimique libérée par un neurone en activité au niveau des synapses. Cette molécule ainsi libérée se fixe alors sur un récepteur d’un autre neurone afin de permettre la transmission de l’influx nerveux entre ces deux neurones et la constitution de circuits neuroniques à la base de l’activité de notre cerveau.
Les trois principaux neuromédiateurs impliqués dans le tabagisme sont l’acétylcholine, la dopamine et l’adrénaline.
L’acétylcholine est un neurotransmetteur qui intervient dans le fonctionnement d’un grand nombre de circuits neurologiques qui sont activés au cours notamment des mécanismes de mémorisation.
Quel rapport existe-t-il entre acétylcholine et tabagisme ? Le tabac est une plante dont les cellules fabriquent une molécule chimique capable d’éloigner les insectes: la nicotine. Or, celle-ci a une configuration spatiale très proche de l’acétylcholine. Le lien entre tabagisme et cerveau est établi !
Le fumeur qui tire une bouffée de fumée de tabac inhale, sous forme de minuscules gouttelettes en suspension dans cette fumée, de la nicotine qui arrive en 7 secondes à son cerveau. On parle de shoot nicotinique ! Cette nicotine, du fait de la violence de son apparition au niveau des récepteurs à l’acétylcholine, et de sa ressemblance avec cette molécule, va prendre sa place. Les récepteurs à l’acétylcholine, appelés récepteurs cholinergiques, deviennent dès lors, des récepteurs nicotiniques ! Le cerveau arrête alors progressivement de fabriquer l’acétylcholine tant que la nicotine lui est administrée par ses cigarettes.
La dopamine est un neurotransmetteur qui permet l’activation des circuits neurologiques notamment impliqués dans la recherche du plaisir et l’évitement du danger (fuite ou combat). Les produits psychoactifs, qualifiés de « drogues » qui procurent du plaisir – comme l’héroïne, la cocaïne, l’alcool et le tabac… et certaines conduites comme les relations sexuelles – favorisent la sécrétion de dopamine, parfois qualifiée de molécule du plaisir.
À l’inverse, on trouve une activité dopaminergique basse dans les dépressions caractérisées par une baisse de la motivation, de la sensation de bien-être et de plaisir.
Chez l’homme, la baisse d’activité des neurones dopaminergiques dans certaines régions du cerveau entraîne une diminution du mouvement spontané, une rigidité musculaire et des tremblements. C’est la maladie de Parkinson.
L’adrénaline active la réponse de l’organisme au stress. Celui-ci étant défini comme une réaction de l’organisme face à un danger, réel ou imaginaire. Cette molécule sécrétée par les glandes surrénales qui coiffent les reins, met en activité les circuits neurologiques du système nerveux sympathique, système qui entraîne une augmentation automatique des rythmes cardiaque, respiratoire, de la tension artérielle, de la libération de sucre dans le sang, et de la vigilance, afin de permettre à l’organisme de fuir, ou de lutter pour échapper au danger.
Il est intéressant de signaler que le fait de fumer favorise également la sécrétion d’adrénaline et ses répercussions sur l’organisme en l’absence de tout danger ! On a vérifié que le fait de fumer provoque un stress silencieux !
Les glandes surrénales fabriquent et relâchent de nombreuses hormones dans la circulation sanguine. Parmi ces hormones, l’adrénaline, qui accélère le rythme cardiaque en cas de besoin.
En simplifiant les choses à l’extrême, car la réalité des mécanismes qui président au besoin de fumer est particulièrement complexe, trois zones de notre cerveau interagissent entre elles et interviennent dans les mécanismes capables d’expliquer l’addiction au tabac et le désir de s’en libérer.
Le cerveau reptilien, encore appelé cerveau primitif ou archaïque est apparu chez les premiers vertébrés vivants il y a plusieurs millions d’années. L’espèce humaine en a hérité. Ce cerveau commande le fonctionnement automatique des organes qui permettent le maintien de l’organisme en vie. Il commande le fonctionnement automatique de la respiration, du rythme cardiaque, des secrétions hormonales, du maintien de la température du corps à 37°C, il régule notre faim, notre soif, notre sommeil… Il commande également la réalisation de nos réflexes innés protecteurs, et de nos réflexes acquis au cours des nombreux apprentissages que la vie nous propose. C’est le cerveau des automatismes, celui qui permet de rester en vie alors même que la conscience d’être vivant a disparu. Il préside à l’état de vie végétative des personnes qui sont dans le coma.
C’est au niveau de ce cerveau que s’inscrivent le besoin et l’envie de fumer.
Besoin de fumer quand le taux de nicotine dans le cerveau du fumeur est situé en dessous de ses besoins en nicotine (taux de satisfaction du fumeur en nicotine, variable selon chaque fumeur). La présence de différents symptômes de manque, tels que nervosité, irritabilité, anxiété… lui indique qu’il a besoin d’aller fumer. La satisfaction de ce besoin de nicotine s’inscrit dans le cerveau du fumeur comme la satisfaction de ses besoins physiologiques fondamentaux, comme le manger, le boire, le respirer… si ce n’est que ces satisfactions permettent sa survie alors que la satisfaction de son besoin de fumer entraînerait plutôt dans la réduction de son espérance de vie !
Toutes les 2 heures en moyenne, le cerveau du fumeur perd sa nicotine pour moitié. S’il prend sa dernière cigarette à minuit, à deux heures du matin il ne lui en reste que la moitié. À 4 heures le quart, à 6 heures le huitième, donc au réveil son taux de nicotine est au plus bas, il a besoin de fumer plus ou moins rapidement après le réveil, c’est la fameuse cigarette du matin. Cette contrainte induit son besoin irrépressible de fumer pour « refaire les niveaux ». À partir de là, sa journée va être ponctuée de prises plus ou moins régulières de cigarettes pour se recharger à hauteur des besoins que son cerveau lui impose.
L’envie de fumer prend également sa source dans ce cerveau. Elle est associée à cette somme considérable de réflexes conditionnés que le fumeur a acquis en allumant automatiquement nombre de ses cigarettes dans des environnements particuliers et/ou au cours de situations précises qualifiées de situations-déclic (café, alcool, pauses, convivialité, attentes, ennui, stress…). Tous les fumeurs peuvent se reconnaître dans cette envie de fumer qui les prend automatiquement dans tel ou tel environnement, au cours de telles ou telles circonstances… Fumeurs qui fument après le café, avant ou après chaque repas, en attendant le train sur le quai de la gare, ceux qui allument leur cigarette en entrant dans leur voiture avant même de mettre le contact. Ceux qui fument à la pause pour partager un moment convivial au travail ou en passant un coup de téléphone, ceux, nombreux, qui fument dans des situations émotionnelles qu’elles soient bonnes ou mauvaises, apparentées à des situations de stress.
Ces réflexes acquis se sont matérialisés dans ce cerveau sous forme de circuits neurologiques qui associent café et cigarettes, téléphone et cigarette, voiture et cigarette, émotions et cigarette… Ces circuits s’activent dès que le fumeur se trouve en présence de telle ou telle autre situation-déclic. Le plus souvent, sa cigarette lui vient alors automatiquement aux lèvres sans qu’il l’ait vraiment réalisé, c’est-à-dire consciemment programmée !
Le cerveau limbique ou cerveau mammalien s’est développé ultérieurement, au cours de l’apparition des premiers mammifères. S’y localisent les circuits neurologiques responsables des sentiments d’affection et d’attachement de l’espèce aux sujets et/ou objets qui l’entourent.
Appliqué au tabagisme ce cerveau s’active dans toutes les circonstances où le fait de fumer s’accompagne de sensations soit de plaisir, soit d’allègement du déplaisir.
Pour le fumeur en manque de nicotine, la cigarette qui la lui apporte active, dès les premières bouffées, un système neurologique appelé système de récompense qui libère de la dopamine, molécule qui procure au fumeur en manque une immédiate sensation physique de bien-être. C’est d’ailleurs cette même molécule qui nous « récompense » chaque fois que l’on satisfait un besoin physiologique naturel comme le fait de manger pour satisfaire notre faim, boire, pour satisfaire notre soif, respirer pour pallier à un manque d’oxygène, autant de démarches indispensables à notre survie.
Sensation de plaisir aussi chez ce fumeur ritualisé qui allume automatiquement ses cigarettes dans toutes ses moments de plaisir et/ou de détente au quotidien (pauses, soirées, convivialité…) et confond le moment agréable qu’il est en train de vivre et la cigarette qui accompagne ce moment. Incapable de dissocier l’un de l’autre, il imagine que le plaisir éprouvé alors ne peut être possible sans sa cigarette !
Sensation de réduction du déplaisir, également, pour ce fumeur qui allume ses cigarettes quand il traverse des moments difficiles (tensions, stress, deuils, conflits…). Le fait d’allumer sa cigarette dans ces moments-là, avec toute la gestuelle qui l’accompagne, l’aide à « décrocher » ne serait-ce que provisoirement.
Enfin, c’est aussi dans ce cerveau affectif que s’inscrit l’attachement que la majorité des fumeurs ressentent envers leurs cigarettes.
On peut très bien comprendre que leurs cigarettes, consommées plusieurs fois par jour pendant des semaines, des mois, des années, qui ont partagé des milliers d’heures de leur vie, au cours d’innombrables moments de plaisir comme de déplaisirs aient joué, dans leur esprit le rôle de compagnes facilement disponibles et toujours fidèles. Ils s’y sont « attachés » !
La cigarette objet « d’accrochage » dans ces moments où le fumeur à l’impression qu’il « perd pied », objet transitionnel associé fantasmatiquement au sein maternel et à la succion qui délivre le lait nourricier, à la tétine qui calme miraculeusement l’enfant en pleurs, la cigarette a pris l’image du « doudou »ou de la béquille qui le soutient quand il a l’impression qu’il n’y arrivera pas tout seul…
Dernière structure apparue au cours de l’évolution du cerveau chez les primates dont l’espèce humaine est le dernier représentant, c’est le cerveau où se concentrent les circuits neurologiques qui engendrent sensations, analyse, réflexion et raison.
Ce cerveau fait une analyse « objective » du tabagisme et de ses méfaits sur l’organisme du fumeur. Toutes les pathologies associées sont identifiées, scientifiquement et médicalement vérifiées. Le bilan : fumer tue prématurément la moitié des consommateurs réguliers de tabac.
À la différence des deux autres cerveaux pour lesquels fumer s’inscrit dans un comportement addictif générateur de plaisir, le cerveau cortical indique au fumeur programmé par son instinct de conservation propre à tous les humains, de ne pas fumer.
Tout fumeur est écartelé par le « dialogue » qui se joue entre ses trois cerveaux. Il vit un véritable conflit entre fumer ou ne plus fumer. Quels bénéfices trouvera-t-il dans chaque cas ? Seul son cerveau affectif lui permettra de répondre.